Depuis la réouverture des établissements le 31 mai 2021, les opérateurs de l’hôtellerie-restauration sont confrontés à une pénurie de personnel qualifié. Pire: le phénomène, qui s’explique notamment par la réorientation de nombreux professionnels, s’est accentué au cours des douze derniers mois et devrait durer encore deux ans au minimum. C’est l’avis de Lionel Fontaine, directeur de Hotelis, qui craint l’instauration d’une nouvelle «normalité» mais propose dans le même temps des solutions novatrices.

Lionel Fontaine, vous êtes directeur de Hotelis, leader du placement fixe et temporaire dans les métiers de l’hôtellerie-restauration. Quelle est la situation dans votre secteur d’activité en termes de placement?

Nous vivons une situation inédite. La crise est si aiguë, les besoins si importants, que nous aurons certainement besoin de deux ans pour retrouver un semblant de sérénité. Ce qui change par rapport à d’autres épisodes pénuriques? Le manque de main-d’œuvre concerne tout l’organigramme et tous les types d’établissement.

Comment expliquez-vous l’ampleur du phénomène?

Entre la fermeture des restaurants en mars 2020 et le retour à une certaine normalité, il s’est écoulé quinze mois. C’est une éternité! Bien sûr, les prestations de l’assurance chômage et les indemnités en cas de réduction de l’horaire de travail ont permis d’atténuer le choc. Mais beaucoup des collaboratrices et collaborateurs confrontés à une baisse de salaire de 20 ou 30%, selon qu’ils avaient des charges familiales ou non, ont choisi de se réorienter.

Quels domaines ont-ils privilégié?

La logistique ou la distribution, par exemple. Et ils ont découvert une nouvelle réalité professionnelle, en vertu de laquelle ils étaient certes soumis à une forte pression, eu égard au boom du commerce en ligne, mais pouvaient profiter de leur famille, de leurs amis et de leurs week-ends. Une fois qu’on a goûté à ces plaisirs, il est difficile d’y renoncer. Voilà pourquoi un grand nombre de gens ont tiré un trait sur leur ancienne profession. Le constat, d’ailleurs, est similaire pour beaucoup de celles et ceux qui ont repris leur activité à la réouverture des établissements, mais qui ont réalisé que cette vie-là n’était plus pour eux.

Les places actuellement vacantes ne le restent-elles pas en raison de la réticence de certains à reprendre une activité professionnelle?

Je ne crois pas une seconde à cette théorie selon laquelle les professionnels de l’hôtellerie-restauration rechigneraient à travailler et profiteraient du chômage. Ils ont quitté la branche et n’y reviendront plus. Le taux de chômage, inférieur à 3%, confirme cette analyse.

Quels risques la branche court-elle?

Celui d’un dégât d’image durable. Privés de sorties pendant deux ans ou presque, soucieux aussi de soutenir les restaurateurs en retournant massivement dans leurs établissements préférés, les clients ont de grandes attentes. Ils veulent retrouver leurs plaisirs d’avant la pandémie, ces soirées entre amis autour d’une table à découvrir de nouveaux plats tout en étant servis par des professionnels. Or, le manque de personnel rend difficile une exploitation normale, même si beaucoup avaient espéré pouvoir compenser une partie de leurs pertes au moment de la réouverture, ce qui leur aurait permis de rembourser les prêts Covid, par exemple.

Comment les restaurateurs gèrent-ils cette situation paradoxale?

Certains limitent volontairement leur capacité, afin de garantir une certaine qualité de service. D’autres ne prennent pas cette peine, ce qui risque d’entraîner le dégât d’image que j’évoquais précédemment. Les clients, s’ils sont mal servis ou si les mets ne sont pas à la hauteur, ne se gêneront pas de partager leur mécontentement. De plus, le risque est de voir s’installer une nouvelle «normalité», synonyme de service moins bon et de prestations revues à la baisse.

Les partenaires sociaux viennent d’annoncer que les salaires tels que définis par la Convention collective nationale de travail (CCNT) augmenteraient le 1er janvier 2023 pour tenir compte du renchérissement. Est-ce une manière d’attirer de nouveaux talents?

Il faut évidemment saluer le geste, qui s’inscrit dans le cadre de négociations qui n’ont pas forcément été faciles ces dernières années. L’augmentation, toutefois, doit être plus conséquente, si l’on veut continuer à attirer les professionnels des pays européens qui fournissent à la Suisse un important réservoir de main-d’œuvre. De plus, il faut s’attaquer, en plus du salaire, aux conditions de travail. Car ce sont elles qui découragent parfois les collaboratrices et collaborateurs de l’hôtellerie-restauration. Les horaires coupés sont de moins en moins appréciés, et ce d’autant plus quand on voit la hausse du prix de l’essence en raison de la guerre en Ukraine. Bien sûr, il est difficile pour un restaurateur de faire tourner deux équipes par jour, mais l’enjeu est tout de même de créer, dans la mesure du possible, un cadre suffisamment attractif pour séduire de nouveaux talents.

Les métiers du service, pour lesquels la pénurie est particulièrement sévère, souffrent d’un certain déficit d’image. Votre analyse?

C’était le plus beau métier du monde: celles et ceux qui en maîtrisaient les codes – le service français sur guéridon avec filetage, découpage ou flambage – pouvaient travailler partout dans le monde et bénéficier d’une forme de reconnaissance de la part des convives qui étaient témoin de leur dextérité. Or, depuis de nombreuses années le dressage se fait en cuisine, le service a perdu toute sa substance et le personnel en est réduit à présenter l’assiette que le chef a réalisée. L’autre problème est qu’en dépit de cette révolution qui concerne 95% des restaurants, la formation conduisant au CFC dure toujours trois ans.

N’est-ce pas toutefois important de préserver ce savoir-faire?

Bien entendu. La réalité, néanmoins, c’est que les apprenties et apprentis qui terminent leurs procédures de qualification avec succès n’ont que rarement l’occasion d’exercer leurs compétences, ce qui génère une frustration qui les pousse généralement à quitter la branche peu de temps seulement après l’obtention de leur CFC.

Votre remède?

Les programmes de formation doivent s’adapter. Pourquoi ne pas imaginer une formation d’une année qui servirait à acquérir les bases du métier, et que les candidats les plus motivés pourraient poursuivre jusqu’à décrocher un CFC tel qu’on le connaît. Il existe bien sûr les apprentissages AFC en deux ans, ou encore les cours Progresso, mais ces derniers s’adresse à des personnes qui travaillent déjà dans les domaines de la cuisine, du service, de l’intendance ou de la restauration de système. L’idée serait plutôt d’ouvrir massivement les métiers du service à une nouvelle population, afin de couvrir les importants besoins qui ne vont aller qu’en s’accroissant.

A qui pensez-vous?

D’une part, aux personnes originaires de pays francophones qui n’ont pour l’heure pas la possibilité de venir travailler en Suisse, alors que la tradition de notre pays a été de faire appel, durant les Trente Glorieuses, à la main-d’œuvre qu’il n’avait pas et de la former pour lui offrir des conditions de travail qui n’ont cessé de s’améliorer. D’autre part, à la population estudiantine, en général libre en soirée et durant les week-ends, et souvent dans la nécessité de couvrir une partie de leurs frais pendant leurs études.

Les étudiants ne sont-ils pas déjà habitués à travailler à temps partiel dans la restauration?

Oui, mais ils ont jusqu’à présent appris le métier sur le tas, sans être véritablement formés. C’est pourquoi nous allons lancer une nouvelle filière novatrice, grâce à laquelle nous recruterons, formerons et délèguerons des étudiantes et étudiants auprès de nos clients. Ces forces vives représenteront un complément pouvant aller jusqu’à 15 ou 20% des effectifs que nous déléguerons à l’occasion de banquets ou de services événementiels. Avant leur mission, ils bénéficieront d’une formation mêlant théorie, pratique et volet digital, et, sur place, ils seront encadrés par des professionnels chevronnés. Et comme nous payons tous nos collaborateurs à la semaine, nous sommes convaincus que la formule rencontrera un franc succès.